Écrit par Noor Tazka, traduit de l’anglais par Lucile Charton
La fracture de la Terre et de l’Âme
Illustration inédite de Lou Gachet
[ Le récent[1] tremblement de terre en Turquie et en Syrie a dévasté un large territoire et a tué des dizaines de milliers de personnes. Pour les Syriens, fuir les décombres d’une catastrophe naturelle mais également près d’une décennie de guerre civile a causé un traumatisme multiple. Le syndrome du survivant et son sens de culpabilité se sont ajoutés au fardeau du deuil, de la peur et du déracinement. ]
Quand j’étais enfant, ma seule référence en termes de malédiction venait des films Disney et de leurs fins heureuses : celles où un baiser rompt le sortilège et transforme le crapaud en prince. C’est le genre de mauvais sort qui a un antidote, une fin. Je ne savais pas alors que je grandirai en subissant la plus douloureuse des malédictions : celle d’être née au Moyen-Orient, d’être Syrienne, Musulmane, Arabe.
De mes souvenirs d’enfance, je garde aussi le discours de Jim Carrey sur les rêves et les ambitions : les gens qui ont du succès sont ceux qui croient que peu importe ce que la vie leur réserve, cela arrive en leur faveur (« Life doesn’t happen to you, it happens for you. » (La vie n’est pas ce qui vous arrive, c’est ce qui arrive pour vous.), discours MUM, 2014, 21mn57). Je ne crois pas que cela puisse s’appliquer aux Syriens. Dans mon pays, la vie, la guerre, les catastrophes naturelles, nous tombent dessus et nous écrasent. Tout ce que la vie nous réserve semble uniquement démultiplier notre souffrance et nos traumatismes. Nous avons subi des atrocités sans aucun répit depuis plus d’une dizaine d’années désormais. Dans mon pays, nous sommes habitués à ne pas être considérés comme un peuple à part entière, ce qui ne fait qu’augmenter les dégâts. Nous sommes collectivement traumatisés.
Nous sommes habitués à l’odeur de la mort – car oui, la mort a une odeur, une odeur persistante.
Fuir la guerre
J’avais 18 ans quand la guerre a commencé et quand j’ai ressenti pour la première fois la culpabilité d’être une rescapée. Je me souviens encore du jour où je me suis réveillée au son d’une explosion près de chez moi. Vivre dans un quartier militaire faisait de nous une cible directe pour Daech[2] et les attaques terroristes. Nous avons découvert par la suite que l’explosion ce jour-là était en réalité l’assassinat d’un colonel de l’armée Syrienne. Les terroristes avaient piégé sa voiture, dans la rue en face de notre maison. C’était terriblement cruel. Je me rappelle être allée à l’université ce jour-là chargée de mes peurs, en m’inquiétant du fait qu’ils pourraient tuer mon père à n’importe quel moment. Mes pensées tournaient en boucle : « mon père est-il en sécurité ? », « quand viendra mon tour de mourir ? ».
Mon père était engagé dans l’armée à ce moment-là et il était menacé par Daech. Ils avaient l’intention de le tuer, lui et sa famille. Nous l’avons laissé à Alep, derrière nous, et nous avons survécu en embarquant dans un avion avec une vingtaine de martyrs morts, dont les corps avaient été abandonnés dans les bois pendant plus de dix jours. Je me souviens encore de l’odeur de ces corps et des visages des autres passagers autour de moi. Ils étaient terrifiés. Des bébés pleuraient. Je me rappelle encore les adieux douloureux avec mon père. Nous ne savions pas si nous le reverrions un jour. J’aurais vraiment souhaité que mon premier vol en avion soit moins traumatisant.
Le traumatisme du déracinement
J’aurais voulu que la malédiction s’arrête là. Mais le monde n’est pas une fable pour enfants. Une fois atterris en sécurité à Lattaquié, ma ville natale, je me suis agenouillée et j’ai embrassé le sol, sans pouvoir m’arrêter de pleurer. Mais mon soulagement fut de courte durée. J’étais esseulée : je n’avais pas d’amis, pas de communauté, j’ai été harcelée durant mes années d’université, tout en faisant face à un syndrome de stress post-traumatique.
Je me souviens de la première fois où j’ai commencé à avoir des crises d’évanouissements. Cela avait commencé dans notre maison à Alep. C’était durant l’une de ces nuits d’été, chaude et silencieuse. Mon père était de service de nuit à la caserne militaire, nous laissant seuls, ma mère, mes frères et sœurs, et moi. Nous avions été témoins de quelques rixes et émeutes au début de la guerre, mais aucune n’avait été dangereuse comme le fut cette nuit-là. Nous avions pour habitude d’ouvrir les fenêtres le soir pour laisser l’air frais entrer ; Alep est connu pour ses étés très chauds. Nous vaquions à nos occupations quand soudain, un groupe de djihadistes est sorti de nulle part en criant dans les rues « Allahu Akbar ! » (« Dieu est grand ! »), en s’approchant de notre maison avec des armes à feu. Ils tiraient en l’air. Nous n’avions jamais vu ou entendu quelque chose de la sorte auparavant. Nous avons couru pour rapidement fermer les volets en bois et la porte du balcon. Ma mère nous a immédiatement rassemblés dans la chambre parentale, la pièce la plus sûre de la maison. J’entends encore les tirs incessants qui approchaient et la voix de ma mère qui essayait de me garder éveillée. Sans sa voix, j’aurais complètement perdu connaissance ce jour-là. Elle m’a tenue serrée contre elle pendant que je pleurais sans pouvoir m’arrêter.
Cette nuit-là est passée, mais le traumatisme est resté. J’étais sur le point de perdre connaissance à chaque fois que j’entendais un tir d’arme à feu. Quand nous étions en sécurité à Lattaquié, après avoir laissé mon père sur le front, j’avais encore des difficultés à dormir, même avec de la musique douce – la seule « musique » qui résonnait en boucle dans mon esprit était le son des explosions et des tirs.
Vivre loin de mon père pendant plus de neuf ans a rendu ma vie d’adolescente encore plus difficile. Ce que j’appellerais « l’exode existentiel et régional » m’a laissée marquée à vie. Grandir entre deux villes m’avait déjà initialement occasionné un certain mal-être, j’étais à la recherche d’un sentiment d’appartenance à la communauté dans laquelle je me trouvais, mais je me suis toujours sentie exclue. Je n’étais ni de Lattaquié, ni d’Alep, mais plutôt un mélange des deux et personne ne semblait comprendre cela. Avoir dû quitter Alep et ma vie d’avant avait rendu les choses encore plus compliquées. J’étais à nouveau la « fille d’ailleurs », cette fois dans ma ville natale et sans la présence rassurante de mon père.
Les blessures secrètes
Illustration inédite de Lou Gachet
J’ai dû surmonter mon syndrome de stress post-traumatique par moi-même. La santé mentale était alors considérée comme un tabou en Syrie et ma famille n’a pas reconnu mon trouble psychiatrique. Je n’avais accès à aucune aide de santé mentale. Mon corps en a gardé la trace et cela n’a abouti à rien de bon.
Mais je n’étais pas la seule, bien sûr. Des millions de Syriens ont été déracinés. Presque tous mes amis ont émigré vers diverses parties du monde pour trouver un refuge à la guerre. Beaucoup ont émigré vers l’Allemagne et d’autres pays européens, d’autres sont partis vers des pays arabes voisins, comme l’Égypte, le Liban, la Jordanie. Ceux qui étaient en proie au désespoir ont embarqué sur un bateau qui a souvent fini au fond de la mer.
La malédiction ne s’est pas arrêtée. L’économie syrienne s’est effondrée ; les commerçants, les hommes d’affaires, les « cerveaux », avaient quitté le pays, laissant les usines et les boutiques à l’abandon. Les sanctions économiques infligées à cause de la guerre ont contribué à affaiblir le service de santé public. Quand l’épidémie de COVID-19 est survenue, une nouvelle menace s’est abattue sur la santé physique et mentale ; les hôpitaux avaient déjà été lésés et il n’y avait aucun accès à un traitement quelconque.
Tremblement de terre et réveil du traumatisme
Malgré tous ces bouleversements, j’étais assez naïve pour croire que notre malédiction avait été levée. Je pensais que nous avions eu notre juste compte de douleur et de mort pendant plus de douze ans. Je pensais que rien de pire ne pouvait arriver. Je pensais que je pourrais rêver à nouveau, arrêter de survivre et vivre, enfin.
Mais tous mes espoirs furent balayés quand j’ai été réveillée par le tremblement de terre secouant ma maison. Allongée dans mon lit, c’est d’abord le son de la pluie contre la fenêtre qui m’a réveillée. Il pleuvait des cordes et l’orage grondait. Puis, j’ai commencé à entendre la terre trembler. On aurait dit le bruit de rochers qui roulent depuis le sommet d’une montagne. Le bruit est devenu de plus en plus fort alors que le bâtiment commençait à trembler.
J’ai sauté du lit, ne pensant qu’à retrouver ma famille. J’ai réveillé mes parents et mes frères et sœurs. Nous nous sommes tous rassemblés près des piliers porteurs de la maison. En regardant les visages de ma famille, je me sentais reconnaissante cette fois car si nous devions mourir, au moins nous mourrions ensemble. Nous ne serions plus séparés comme toutes ces années durant. J’ai senti que je pouvais mourir en paix avec ma famille autour de moi, surtout mon père. Le voir se tenir debout avec nous et nous protéger m’a renvoyée au temps difficile où il avait affronté la mort durant la guerre. Nous avions dû patienter pour le contacter ; il était à la tête de l’un des plus grands hangars de munitions d’Alep quand Daech a forcé l’entrée du bâtiment en tuant les soldats qui s’y trouvait. Nous avons prié pour lui sans relâche. Je crois profondément que nos prières, ajoutées à ses bonnes actions et à son cœur courageux, l’ont sauvé. Il est revenu à la maison sain et sauf. En le voyant debout devant moi en cet instant, je me sentais en sécurité.
Lorsque le tremblement de terre devint encore plus violent, nous commençâmes à réciter les versets que les Musulmans récitent d’habitude avant de mourir. Je pensai ne jamais pouvoir survivre à un tremblement de terre aussi terrible et j’accueillis ce sentiment – j’étais avec ma famille et c’était tout ce qui importait.
Mais j’ai survécu une fois de plus. Pendant un court instant, j’aurais presque souhaité que ce ne soit pas le cas. Juste après que le tremblement de terre eut cessé, nous avons rassemblé quelques affaires et nous avons évacué le bâtiment. Mon syndrome de stress post-traumatique s’était réveillé. J’ai commencé à paniquer et à pleurer : mon esprit se trouvait à nouveau dans notre maison à Alep – celle où je ne pourrai plus jamais retourner. Le tremblement de terre a eu pour effet de me ramener à notre trajet en voiture, dans notre tentative de rejoindre l’aéroport pour survivre, avec Daech qui encerclait la zone.
Les répliques du tremblement de terre ont continué pendant un mois. Chacune avait le même effet : je revivais encore et encore le douloureux souvenir de la guerre. Je ne savais plus comment affronter la vie.
Le pire était le sentiment de culpabilité. Durant la guerre, j’étais jeune et je ne comprenais pas complètement la nature de mon ressenti. Après avoir survécu au tremblement de terre cependant, en plus de devoir revivre mon traumatisme, j’avais conscience d’expérimenter de surcroît la culpabilité du survivant. Je me posais des questions en continu. Pourquoi suis-je encore en vie ? Pourquoi des bébés sont-ils morts et moi je suis encore là ? Pourquoi ai-je encore un toit au-dessus de ma tête qui me protège, pendant que d’autres ont fini dans la rue ? Pourquoi ? Je me sentais infiniment coupable d’être encore en vie. Comment étais-je censée avancer sans me sentir honteuse d’avoir la capacité de pouvoir le faire ?
Comment suis-je supposée avancer avec l’odeur de la mort qui empli l’air autour de moi ? Comment suis-je censée dormir pendant que les rêves d’autres sont écrasés sous les décombres ? Comment puis-je me sentir en sécurité dans ma maison pendant que d’autres ne le sont pas, jetés à la rue ou forcés de dormir dans des abris glacés ?
Comment pouvons-nous briser cette malédiction ? Cela ne cessera-t-il jamais ? La Syrie connaîtra-t-elle jamais ce que veut dire « sécurité » ? Serons-nous capables de trouver un foyer, loin des catastrophes, de la guerre, de toute brutalité ?
Le Syndrome du survivant
Illustration inédite de Lou Gachet
Espoir collectif
Je ne connais pas la réponse à tout cela, mais je sais qu’être née en Syrie, c’est être née dans un traumatisme collectif qui perdurera aussi longtemps qu’on s’y accrochera. Rien de ce que nous traversons ne peut être qualifié de normal. Depuis la guerre, l’inflation, la pandémie, en passant par un tremblement de terre mortel, la culpabilité du survivant est devenue l’ombre de chaque Syrien, qu’il fasse partie de la diaspora où qu’il soit resté en Syrie. Soit nous mourons, soit nous sommes hantés par les morts.
Quand bien même cela puisse être la situation de chaque Syrien, je sais aussi que l’amour pour la vie et pour notre terre natale ne pourra jamais être éradiqué. Compassion, générosité, patience, résilience et ambition persisteront toujours.
En tant que survivante pleine de culpabilité, activiste sociale et citoyenne Syrienne, je continuerai à vivre, utilisant ma voix pour parler au nom de tous les Syriens. La malédiction ne cessera peut-être jamais, mais nous trouverons des moyens de la surmonter, de rêver, de reconstruire, d’espérer, d’aimer, encore et toujours. Nous trouverons des façons de transformer cette malédiction et cette souffrance en une source de sagesse.
L’odeur de la mort a sans nul doute été entêtante ces douze dernières années mais je sais que l’amour des Syriens ayant survécu après le tremblement de terre est plus fort que n’importe quelle douleur. Les roses fleurissent dans les parcs et dans les jardins des maisons syriennes, annonçant l’arrivée du printemps ; voilà ce qui emplit l’air désormais – l’odeur de nouveaux commencements, l’odeur de l’amour. Nous ne savons peut-être pas ce que la vie nous réserve, ce que nous savons en revanche c’est que l’amour peut finir par guérir toutes les plaies et briser toutes les malédictions.
[1] Le 6 février 2023, Note de la traductrice.
[2] Acronyme de al-Dawla al-islâmiyya fi al-irâq wa al-sham, soit littéralement l’État islamique en Irak et au Sham. Source : Mathieu Guidère, Daech en Syrie : origines et développement, Les Cahiers de l’Orient, Cairn. https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2016-2-page-47.htm
Source et version originale en anglais disponible ici : Revue numérique Eurozine https://www.eurozine.com/syrian-syndrome/, publié le 19 avril 2023.
Toutes les illustrations sont inédites, tous droits réservés à Lou Gachet.