En Italie, il n’y a que des vrais hommes
Roman graphique de Luca de Santis & Sara Colaone, traduction de Claudia Migliaccio
Ed. Dargaud Benelux, 2010
Le titre de ce roman graphique vient de l’exclamation de Mussolini lors du vote d’une loi visant la répression des homosexuels : “Noi non abbiamo bisogno di questa legge: in Italia sono tutti maschi!” («Nous n’avons pas besoin de cette loi : en Italie il n’y a que des vrais hommes !»). Par cette affirmation, le dictateur fait résonner les principes fascistes concernant l’homme italien : les homosexuels en Italie n’existent pas car le peuple italien n’est constitué que de vrais mâles, actifs, virils. Une fable de plus de l’idéologie fasciste.
Ce refus de l’existence même de la différence est source de prise de mesures dès 1928 dans le silence et l’ombre contre les personnes homosexuelles. Celles-ci se basaient sur une arrestation sans motif exposé, un examen médical des parties intimes visant à avérer la pédérastie, puis un jugement pour « crime contre la race » donnant suite à une déportation dans des centres spéciaux ou sur des îles au large des Pouilles où les homosexuels étaient confinés entre eux, pour des peines allant de 1 à 5 ans. Outre le confinement physique, c’est un total effacement de leur existence que met en place cette mesure, en les arrachant à leurs familles et en les isolant de tout et de tous.
Pour nous accompagner dans cette lecture, les auteurs ont choisi de nous faire suivre le périple de deux apprentis journalistes qui souhaitent interviewer un ancien confiné, surnommé Ninella, en le ramenant sur l’île de sa détention : San Domino delle Tremiti, au large des côtes de Termoli et Vieste, aujourd’hui paradis pour touristes. Sous forme de flash-back au trait de crayon expressif et en 3 nuances de couleur seulement, nous découvrons l’histoire de cet homme et de ses compagnons d’infortune dans l’Italie fasciste de la fin des années 30 et leur quotidien sur cette île. Les noms des personnages ont été changés mais leur vécu et personnalité sont directement inspirés de la réalité. Ils seront finalement renvoyés chez eux suite à l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Allemagne Nazie, en juin 1940, avec une peine de 2 ans d’assignation à domicile, l’île étant destinée désormais aux « prisonniers de guerre et ennemis du régime ». La fin de leur confinement est accueillie avec joie mais la réinsertion dans un quotidien qui n’est plus le leur et dans une collectivité à qui ils n’ont pas le sentiment d’avoir manqué n’est pas chose aisée : « Je rentre, mais plus rien n’est comme avant. Aujourd’hui mon royaume c’est ce bout de terre qui n’appartient à personne, et où on a oublié le sens des mots chez nous. Je rentre, oui, mais où ? »
Ce livre nous ouvre un pan de l’histoire italienne et gay encore méconnu, et surtout grand absent des livres d’histoire.
Un point paradoxal est évoqué en fin d’ouvrage : certains confinés ont pleuré en quittant San Domino car, malgré les souffrances physiques et psychologiques de ce confinement forcé pour le seul crime d’aimer les hommes, ils étaient au moins enfin libres d’être pleinement et ouvertement eux-mêmes, loin du jugement de la société et des restrictions fascistes, sans peur de causer du tort à leurs familles et soulagés de ne plus réciter le rôle qu’on leur imposait.
Une réflexion sur la fragilité de la tolérance, l’acceptation de la différence dans une société où il ne faut surtout pas dévier du chemin imposé comme étant le seul acceptable.
Nier la différence ne l’empêche pas d’exister, tâchons de ne pas l’oublier, tout comme l’histoire que Ninella nous a partagée.
Lucile Charton